Kajin no kigū, un roman politique dans l’espace discursif du Japon des années 1880 (2024)

1 En 1885, paraissent à Tokyo les premiers volumes de deux romans importants pour l’histoire littéraire:Tōsei shosei katagi (L’esprit des étudiants de notre époque) de Tsubouchi Shōyō et Kajin no kigū (Rencontre fortuite avec de belles partisanes) de Tōkai Sanshi. Au premier abord, ils sont très semblables au sens où leur facture matérielle témoigne d’une hybridation des techniques courante dans les années 1880, avant que la reliure à l’occidentale et l’impression à caractères mobiles ne s’imposent. Ils partagent aussi le triste sort d’avoir été frappés par la postérité d’une sorte de mépris condescendant. C’est qu’on les a tenus pour des spécimens immatures, témoins d’une période de transition vers le «roman moderne». Ils ont pourtant cherché à rénover la langue et les techniques narratives des romans populaires, mais s’ils ont été considérés comme des échecs, ce n’est pas pour les mêmes raisons. À Shōyō on a reproché de ne pas avoir su mettre en pratique ses propres théories esquissées dans Shōsetsu shinzui (L’essence du roman, 1885-1886), d’être resté empêtré dans les formes narratives qu’il entendait réformer. Kajin no kigū, et le genre du roman politique (seiji shōsetsu), auquel il se rattache, a représenté par ses choix linguistiques et esthétiques une exception circonscrite aux années 1880, une branche de l’évolution littéraire vouée bientôt à disparaître.

2 Au risque de la simplification, on peut attribuer cette différence au fait que ces romans s’inscrivent dans deux espaces discursifs relativement distincts. Tōsei shosei katagi prolonge la tradition japonaise des livres sentimentaux (ninjōbon) pour traiter un sujet contemporain: brosser la vie des étudiants à l’université. Cette filiation dessine les contours d’un ensemble qui inclut plus largement les romans de divertissement d’Edo (gesaku), les journaux populaires (koshinbun) et leurs récits sérialisés de faits divers (tsuzukimono), mais aussi les arts narratifs de la scène (kabuki, jōruri, rakugo, kōdan). À mi-chemin entre autobiographie, manifeste politique et romance sentimentale, Kajin no kigū relate de son côté les voyages de Tōkai Sanshi aux États-Unis et en Europe, où il prend conscience de la lutte des petites nations pour leur indépendance et des peuples opprimés contre la tyrannie. Il s’ancre plutôt dans la tradition du roman chinois en langue vernaculaire (baihua xiaoshuo) et des romances historiques japonaises (yomihon). Sa langue dérivée du chinois littéraire définit un tout autre espace dans lequel on trouve la presse d’opinion (ōshibun), les essais des penseurs des lumières japonaises, de nombreuses traductions des langues occidentales, ainsi que les textes émanant de la nouvelle bureaucratie. Bien sûr, ces deux espaces ne sont pas si exclusifs et étanches qu’il n’y paraît. Mais dans la mesure où l’histoire de la littérature a longtemps donné la primauté au premier, il me semble important de rappeler l’importance du second, suivant une tendance déjà bien amorcée par la critique universitaire japonaise et anglophone (Fraleigh 2016a;Saitō 2021). Kajin no kigū me servira ici de point d’entrée, car on le tient aujourd’hui pour l’un des exemples les plus aboutis du roman politique.

3 Ce terme générique de «roman politique» mérite quelques éclaircissements. Il est couramment utilisé pour désigner un corpus de quelques centaines d’œuvres de fiction apparues dans le sillage du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (Jiyū minken undō). Au lendemain de la Restauration de Meiji, alors que le pouvoir était accaparé par une oligarchie issue principalement des fiefs de Satsuma et Chōshū, une aspiration à davantage de démocratie était apparue au sein d’une classe d’anciens guerriers écartés du nouveau pouvoir et s’était propagée aux couches moyennes rurales dans la seconde moitié des années 1870. Ses partisans revendiquaient les droits civiques et l’établissement d’un parlement, et commencèrent à former autour de 1880 des partis politiques. Pour promouvoir leurs idéaux, ils surent profiter de l’ouverture de l’espace public au débat, de l’avènement de la presse, mais aussi du goût populaire pour le chant, le théâtre ou le roman. Alors que l’agitation gagnait le pays, le gouvernement se vit contraint de promettre la formation d’un parlement élu par le peuple à l’horizon 1890. Parallèlement, il se dota de lois qui restreignirent la liberté de rassemblement (1880) et de la presse (1883) et lui permirent d’étouffer la contestation. En 1884, le Parti de la liberté (Jiyū-tō) fut dissout tandis que le Parti pour la Constitution et le progrès (Rikken kaishin-tō) s’entredéchirait. Le Mouvement entra dans une période de reflux.

4 Yanagida Izumi explique la vogue que connaît le roman politique au milieu des années 1880 par une réaction à cette répression, un transfert dans la sphère littéraire d’idéaux devenus difficiles à défendre sur la place publique (Yanagida 1935). La rupture est importante avec la posture globalement dépréciative qu’avaient tenue les intellectuels des années 1870 vis-à-vis de la littérature et des arts en général. Le roman pouvait désormais jouer un rôle dans le processus de modernisation. Comme le rappelle Emmanuel Lozerand, ce n’est pas la moindre des contributions du roman politique à la littérature que d’avoir donné au genre un statut social respectable (Lozerand 2005: 242-243). Alors qu’il gagnait en légitimité dans l’espace public, il affirmait son objectif de développer plus largement chez ses lecteurs une conscience politique à travers le divertissement. Il cherchait alors à réagir au programme pour la modernisation du roman proposé dans Shōsetsu shinzui: un art auto-fondé, débarrassé des normes morales externes, concentré sur la subjectivité de l’auteur, et dont l’objet premier serait la description de l’intériorité.

5 En réalité, le corpus du roman politique reste assez disparate, tant sur la forme que sur le fond. La première occurrence, Minken engi:Jōkai haran (Vagues sur la mer des sentiments: un roman historique sur les droits du peuple, 1880) de Toda Kindō n’est guère plus qu’un récit sentimental dans la veine inaugurée par Tamenaga Shunsui dans les années 1830, déguisé en allégorie politique. D’autres prolongent les formes en vogue des feuilletons sérialisés dans la presse pour glorifier par exemple la figure d’un héros de la Restauration, Sakamoto Ryōma, et son héritage chez les partisans de la liberté du peuple: c’est Tenka musō jinketsu kainan daiichi denki: Kanketsu senri no koma (Le cheval de mille lieues qui suait sang et eau: vie d’un héros du Sud sans pareil sous tous les cieux, 1883), signé Sakazaki Shiran. Les adaptations plus ou moins libres d’œuvres occidentales donneront un nouveau souffle au genre. Sakurada Momoe s’empare des Mémoires d’un médecin d’Alexandre Dumas pour composer Futsukoku kakumei kigen: Nishi no umi chishio no saarashi (Tempête sur une mer de sang en Occident: l’origine de la Révolution française, 1882). Miyazaki Muryū s’inspire de La Russie souterraine de Sergueï Stepniak-Kravtchinski pour Kyomutō jitsudenki:Kishūshū (La lamentation des démons: vies authentiques de nihilistes, 1884-85). De la rencontre entre les romans occidentaux et la tradition chinoise naissent des œuvres tout à fait originales. Avec Sēbe meishi:Keikoku bidan (Histoire édifiante sur le gouvernement d’une nation: les jeunes politiciens de Thèbes, 1883-84), Yano Ryūkei s’appuie sur une rigoureuse documentation historique (notamment la volumineuse History of Greece de George Grote) pour encenser la supériorité du modèle démocratique athénien et thébain sur la tyrannie spartiate dans un style qui n’est pas sans rappeler le roman chinois Les Trois Royaumes (Sanguozhiya-nyi), mais où le héros guerrier fait place à un orateur enflammé. Kajin no kigū (1885-1897) reprend le motif central des romans chinois dit «de la belle et du lettré» (caizi jiaren xiaoshuo) pour proposer un tour du monde des luttes d’indépendance. Et que dire de Suehiro Tetchō, pionnier du roman d’anticipation au Japon? Lui qui, dans Seiji shōsetsu:Setchūbai (Pruniers sous la neige: un roman politique, 1886) et sa suite Kakan.ō (Fauvette derrière les fleurs, 1887),joua du récit cadre futuriste pour revenir, par la fiction du manuscrit retrouvé, sur les aventures politiques et sentimentales d’un grand tribun du Parti de la liberté. Un dernier exemple: entre 1890 et 1891, Hara Hōitsuan publia Anchū seijika (Le politicien de l’ombre), qui prend pour modèle Kōno Hironaka, un élu libéral à l’assemblée départementale de Fukushima qui avait pris en 1882 la tête d’une insurrection populaire.

6 De tout ceci ressort l’impression d’une extrême effervescence créatrice. Sur le plan des idéaux politiques, une large place est accordée aux aspirations démocratiques et au débat public (l’orateur qui captive la foule devient un nouveau et puissant topos littéraire). La posture est férocement antigouvernementale, n’hésitant pas à faire l’apologie de la violence contre l’État. En regard, Kajin no kigū paraît d’emblée disjoint du corpus au sens où il défend plutôt une politique souverainiste qui dérivera vers un asiatisme agressif. On verra pourquoi. Mais relevons d’abord que, dans la mesure où ils étaient écrits majoritairement dans un style sino-japonais (kanbun kundokutai) fort éloigné de la langue orale, se fondaient dans le moule de fictions sentimentales ou historiques chinoises, ou empruntaient à l’Occident les formes du roman populaire (historique, policier, d’aventure ou d’anticipation), et par-dessus tout sacrifiaient l’ambition littéraire à des fins de propagande, les romans politiques se sont trouvés marginalisés dans la formation du canon de la littérature nationale moderne. Aujourd’hui encore, leur position dans ce processus reste un enjeu important de la recherche (Mertz 2003;Sakaki 2000).

7 L’élaboration d’un enseignement, d’une histoire et d’un corpus de la littérature nationale provoqua une scission entre la sphère d’expression en langue japonaise et celle en langue chinoise, au sens où les livres en chinois, même écrits par des Japonais, se retrouvèrent exclus de la définition du «national» (Lozerand 2005; Ueda 2007). L’avènement de la littérature moderne se mesura aussi à l’aune du développement, entre 1885 et 1905 environ, d’une langue écrite dégagée de la syntaxe du japonais classique et plus proche de la langue orale. Dans ce processus de convergence de l’écrit et de l’oral (genbun itchi) l’apport des différents styles sino-japonais fut longtemps ignoré (Ueda 2008). En parallèle, le nouveau canon de la littérature nationale induisit un changement de paradigme majeur, où le référent chinois avait cédé la place aux modèles occidentaux et où certains genres autochtones (les livres comiques et les romances historiques notamment) étaient relégués dans les marges d’un espace littéraire où régnait désormais une conception de l’art pour l’art. En outre, à mesure que s’imposait un paradigme moderniste, disons entre les années 1920 et 1960, le récit dominant de la naissance de la littérature moderne au Japon donna la primauté à l’affirmation du moi. Qu’ils soient jugés «déviants» ou non par rapport aux supposés modèles occidentaux, les très introspectifs récits de la vie privée (shishōsetsu) n’en constituèrent dès lors pas moins une forme d’aboutissement à l’aune de laquelle on pouvait penser le roman moderne. Dans cette vision évolutionniste de l’histoire littéraire les années 1870-1880 furent considérées comme une période de gestation et d’immaturité à laquelle on niait la capacité à produire de nouvelles formes.

8 Or, comme l’a démontré la recherche universitaire depuis, c’est précisément pour ces raisons-là – la langue sino-japonaise, la forme du roman populaire et les thèmes romantico-politiques – que ce genre connut un grand succès. Tokutomi Roka (1868-1927) décrit dans son roman autobiographique Omoide no ki (Souvenirs, 1901) le vent de liberté qui soufflait autour de 1880 dans son école d’anglais de Kumamoto. Il évoque comment un camarade récitait à haute voix Jiyū no gaika, comment ils s’abîmaient les yeux à lire Keikoku bi-dan, comment ils rêvaient «de lutter avec Lafayette pour l’indépendance des États-Unis, d’accompagner Mme Roland à la guillotine, de crier avec Patrick Henry Give me liberty, or give me death! ou de converser avec Milton» (Roka 1901: 115-116). Plus tard, dans Kuroi me to chairo no me (Œil noir, œil marron, 1914), il se rappellera «qu’à l’époque où sortit Kajin no kigū, il ne se trouvait pas une seule personne alphabétisée qui ne l’ait pas lu» et que, dans l’école privée chrétienne Dōshisha à Kyoto, «on connaissait par cœur la plupart des nombreux poèmes en chinois» qui émaillent l’œuvre (Roka 1914: 186 et 188). Une génération entière de jeunes gens, nés dans les années 1860-1870 et éduqués dans le nouveau système scolaire de Meiji tout en fréquentant les cours privés des écoles confucéennes, connut un même engouement pour cette littérature qui affermit chez quelques-uns la volonté de se lancer dans l’écriture [1]. Tōkai Sanshi semble avoir estimé lui-même qu’il possédait quelques «centaines de milliers de fervents lecteurs» (Ōnuma et Nakamaru 2006: 412 [préface au vol. 9 [2]]). Le chiffre est sans doute exagéré, mais pas tout à fait invraisemblable quand on sait que les grands succès de l’époque, comme Seiyō jijō (La situation en Occident, 1866-1870) ou Gakumon no susume (L’appel à l’étude, 1872-1876) de Fukuzawa Yukichi se vendirent probablement autour de 200 000 exemplaires par volume (Galand 2018: 17). De même que la traduction de Self-Help (1859) de Samuel Smiles par Nakamura Keiu, Saigoku risshihen (Ceux qui en Occident allèrent au bout de leurs aspirations, 1870-1871) (Mikawa 2009). En amont des romans politiques, ces ouvrages avaient poussé le public à s’intéresser à la vie en Europe et aux États-Unis. Par leur langue même – une variété de sino-japonais –, ils s’inscrivaient dans un espace discursif assez homogène dans lequel les intellectuels de Meiji pensèrent et rêvèrent les formes de la modernité.

9 Dire que Kajin no kigū est écrit dans un style dérivé de la transcription vernaculaire du chinois littéraire (kanbun kundokutai) est un peu trop vague. C’est prendre le risque de projeter rétrospectivement notre difficulté à comprendre cette langue et de la condamner à un archaïsme qui n’a pas su résister à la modernisation. Or, tout au contraire, c’est le langage même de la modernité! Issu d’une forme de standardisation dans la lecture japonaise du chinois classique, qui se consolide vers la fin du XVIIIe siècle, il constitue le cadre linguistique dans lequel les fonctionnaires du XIXe siècle appréhendent les grands bouleversements politiques et sociaux. Il vient spontanément aux penseurs et traducteurs des années 1870, à commencer par Fukuzawa Yukichi ou Nakamura Keiu évoqués plus haut. C’est la langue de l’administration et des lois, dont on trouve des traces dans les textes juridiques jusqu’à la fin du XXe siècle, mais aussi de la presse d’opinion et des premiers manuels scolaires (Saitō 2021: 31-111; Nakamura 2014: 159-234).

10 Sans entrer dans les détails techniques, il faut ici préciser quelques points. Au fil du temps se développèrent au Japon diverses manières de gloser les textes chinois (kanbun kundoku). Pour simplifier, disons qu’il existait deux grandes options: la première consistait à restituer la phrase chinoise en privilégiant les mots d’origine japonaise (kun.yomi), la seconde, plus concise, à garder autant que possible les prononciations des caractères chinois dans leur approximation phonétique japonaise (on.yomi). La première option, avec toutes sortes de variantes, avait eu la préférence des érudits spécialistes des classiques confucéens jusque vers le milieu de l’époque d’Edo. Mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est la seconde qui tendit à s’imposer sous l’influence normative que prit alors l’académie shogunale Shōheikō. Un de ses directeurs, Satō Issai, en fut l’inventeur et le principal défenseur. À l’époque Meiji, cette manière de vocaliser se détacha de son substrat de chinois littéraire, à mesure que la Chine perdait son prestige et que les élites avaient de moins en moins besoin de maîtriser la composition en chinois. Elle devint une forme scripturaire à part entière, un «style» (tai). Bien sûr, ce style était assez éloigné de la langue parlée. Mais il n’était pas sans avantages. D’abord il était jugé concis et efficace, ce qui était primordial à un moment où régnait une idéologie utilitariste. Ensuite, par le primat donné aux lectures sino-japonaises des caractères chinois (on.yomi), il était capable d’absorber de manière naturelle les néologismes. Enfin, du fait qu’il n’intégrait pas le système de politesse de la langue japonaise, qui reproduit les hiérarchies de la société de statuts d’ancien régime, il put être perçu comme une avancée démocratique. Bref, loin d’être un résidu archaïque du goût lettré pour la Chine, le kanbun kundokutai était traversé par des dynamiques analogues à celles qui donnèrent naissance à la langue basée sur le parler contemporain (genbun itchi).

11 C’est donc dans cette langue, ni archaïque ni marginale, qu’est rédigé Kajin no kigū, dont il est désormais possible de décrire plus précisément les caractéristiques. Dans le large spectre du kanbun kundokutai, il se situe au plus près du rendu japonais selon la méthode de Satō Issai. Sa tonalité sinisante est encore plus marquée par l’insertion d’une quarantaine de poèmes en chinois (kanshi), ainsi que par l’usage de procédés rhétoriques et de références aux classiques confucéens. Cela donne une langue qui offre un haut degré de réversibilité vers le chinois littéraire. Il fut ainsi assez aisé à Liang Qichao, l’intellectuel réformiste réfugié à Tokyo en 1898, de produire une version chinoise alors qu’il ne maîtrisait que très mal le japonais (Saitō 2005: 123-134). Cela explique aussi pourquoi il circula une version dite «populaire» (tsūzoku), c’est-à-dire à la fois abrégée et écrite dans un japonais plus courant, comme il en existait pour les romans chinois des Ming et des Qing publiés au Japon à l’époque d’Edo.

12 Un des traits qui singularise Kajin no kigū du corpus des romans politiques est l’identité qu’il affiche entre le nom de l’auteur et le personnage principal. Tōkai Sanshi, le «promeneur des mers de l’Est», est le nom de lettré (gagō) de Shiba Shirō. Prendre un «pseudonyme» pour une activité artistique était courant chez les lettrés de la sphère sinisée et la pratique perdura chez les romanciers japonais jusque vers le début du XXe siècle. Ce qui l’est moins est la publicité donnée à la personne civile de l’écrivain. Elle se joue à travers nombre de préfaces adressées à «mon cher Shiba» ou autre formule. Mais aussi dans le colophon qui précise le nom et l’adresse de l’écrivain à partir du volume 2 (1885), anticipant un usage qui ne sera rendu obligatoire qu’avec la loi de 1893 sur les droits d’édition (hanken-hō). En dernier lieu, c’est bien l’auteur lui-même qui invite à la lecture autoréférentielle quand, dans la préface au volume 1, il explique que son roman s’inspire d’une dizaine de carnets de notes rapportés de son séjour aux États-Unis [3].

13 L’irruption d’un moi autobiographique dans l’histoire du roman pose question. Certains y ont vu un signe précoce des récits de la vie privée (shishōsetsu) (Hijiya-Kirschnereit 1996: 132-133). Mais on sent bien qu’il faut une certaine souplesse pour tracer une filiation directe entre Tōkai Sanshi et Tayama Katai ou Shiga Naoya. Il vaut mieux se tourner du côté des chroniques de la vie urbaine (fūzokushi) ou du journalisme naissant, où émerge progressivement un narrateur témoin immanent à la scène. D’un côté, en effet, on peut observer avec Kamei Hideo la découverte au cours des années 1870-1880 de la narration dite à «focalisation externe» (il utilise le terme «narrateur à la non-personne»), c’est-à-dire où le sujet de la relation renonce à l’omniscience pour décrire uniquement ce qu’il perçoit de l’extérieur (Kamei 2002: 23-42). De l’autre, Maeda Ai a noté une évolution des pratiques du reportage au moment de la guerre du Sud-Ouest quand, notamment avec Fukuchi Ōchi, le journaliste va sur le terrain et se présente comme un témoin direct des événements (Katō et Maeda 2008: 43-47). Deux pistes qui attestent des transformations de la subjectivité dans le rapport à l’écriture dans les premières décennies de Meiji.

14 Le fait est que, dans le régime littéraire de l’époque d’Edo, l’affirmation d’un je auctorial et l’expression des sentiments personnels passent avant tout par la poésie. Les notes au fil du pinceau (zuihitsu) n’y sont pas insensibles, ni les récits de voyage, bien que leur reconnaissance «littéraire» doive beaucoup aux poèmes qu’ils contiennent. Les notes journalières (nikki) ont plus généralement valeur de chronique familiale à destination d’un successeur appelé à reprendre une charge administrative ou une entreprise commerciale. Quoi qu’il en soit, le roman n’est pas le terrain de la projection de soi, à l’exception de quelques métafictions spécifiques au genre des livres comiques illustrés dits «à couverture jaune» (kibyōshi). En réfléchissant sur la modernité du point de vue de l’ordre des discours porté par le chinois littéraire et ses dérivés, Saitō Mareshi parle d’un «débordement» de la sensibilité lyrique de la poésie en chinois (kanshi) dans le domaine du roman (Saitō 2021: 154-165). J’y vois une clé pour lire Kajin no kigū, mais avant de développer ce point, il faut un peu mieux saisir qui est son auteur, de quoi parle l’œuvre et quel imaginaire politique elle déploie.

15 La vision politique de Shiba Shirō est très ancrée dans son existence, où pèse lourdement le trauma de la guerre civile de 1868 [4]. Il a alors 15 ans. Il est issu d’une famille de guerriers de la province d’Aizu qui fut appelée à défendre l’ancien régime contre les forces pro-impériales dirigées par les clans du Sud-Ouest. La chute du château d’Aizu fut une défaite amère pour le jeune Shirō, qui vit tomber au combat des proches et assista au suicide de plusieurs femmes de sa famille. Le clan déchu fut relocalisé dans les terres peu fertiles de la péninsule de Shimokita, dans l’extrême Nord-Est du Honshū. La vie y était rude et, faute de moyens de subsistance, un groupe de 40 anciens vassaux fut même poussé à immigrer en Californie. C’est dire à quel point, une fois ramené à hauteur d’homme, le choc de la Restauration de Meiji, dont on minimise parfois la violence, a pu être brutal pour les «vaincus». Shiba en gardera une rancune tenace à l’égard des oligarques de Satsuma et Chōshū.

16 La seconde expérience fondatrice pour Shiba est son séjour aux États-Unis de janvier 1879 à décembre 1884. À la différence de personnalités bien connues de l’ère Meiji, comme Fukuzawa Yukichi ou Mori Ōgai, il ne fut pas envoyé par le gouvernement, mais grâce à des fonds privés de la famille Iwasaki, propriétaire de Mitsubishi. Il se forma au Pacific Business College de San Francisco, puis étudia un temps à Harvard, avant d’intégrer la toute nouvelle Wharton School de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie, dont il sortit titulaire d’un bachelor of finance. L’école était alors dirigée par un sociologue irlandais, Robert Ellis Thompson, défenseur d’une conception protectionniste des relations commerciales internationales contre le libéralisme britannique. C’est peu ou prou la ligne que tint Shiba dans les articles qu’il envoyait alors à la Tōkai keizai shinpō (Nouvelle gazette économique d’Orient).

17 Shiba ne participa donc pas à la première phase du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, qui s’était passablement étiolé au moment de son retour. La question de la révision des traités inégaux allait toutefois lui donner une seconde vigueur. La révision des traités signés par le Japon avec les puissances occidentales dans les années 1850 avait été un des objectifs prioritaires des gouvernements successifs de Meiji. En 1885, il incomba au ministre des Affaires étrangères, Inoue Kaoru, de rouvrir les négociations. Son projet, qui comportait des concessions significatives aux puissances, fut mal perçu par une frange importante de l’opinion publique, critique de l’occidentalisme du gouvernement. C’est dans ce bord-là que l’on retrouve Shiba Shirō. Il avait alors été choisi comme secrétaire et interprète pour accompagner Tani Tateki, le très conservateur ministre de l’Agriculture et du Commerce, lors de son voyage en Europe et aux États-Unis, qui dura de mars 1886 à juin 1887. Mais de retour, Tani remit une note d’opinion au gouvernement qui condamnait le projet porté par Inoue, puis démissionna. Shiba, libéré de ses fonctions, se rapprocha de Gotō Shōjirō, un ancien leader du Parti de la liberté, qui tentait de fédérer les forces d’opposition dans une grande coalition (Daidō danketsu undō). Il déploya dès lors une intense activité politique, multipliant les interventions publiques et les prises de position dans la presse.

18 Quatrième et dernier point important dans la vie de Shiba Shirō: la question coréenne. Il fut élu en 1892 aux secondes élections de la Chambre des représentants. Il s’affilia ensuite au nouveau Parti pour la Constitution et la réforme (Rikken kakushin-tō), qui rassemblait des insatisfaits du régime des oligarques et défendait à la fois l’institution impériale et une ligne dure en politique internationale, d’un côté, et l’extension des droits du peuple et un régime parlementaire, de l’autre. Alors que la tension s’accroissait entre le Japon et la Chine pour la domination de la péninsule coréenne, Shiba se lia à la société secrète Tenyūkyō, qui soutenait la rébellion paysanne du Tonghak contre la reine Min et ses alliés mandchous. Après l’occupation du palais royal par les troupes japonaises en 1894, il joua un rôle obscur dans l’assassinat de la reine ordonné par l’ambassadeur en Corée, Miura Gorō, ce qui lui valut d’être incarcéré au Japon avec une vingtaine de coaccusés, avant son acquittement faute de preuves.

19 Shiba Shirō incarne une tendance au sein de l’opposition qui, à mesure que la situation internationale se tend en Asie orientale, développe une critique de l’occidentalisation des élites par l’affirmation de l’identité nationale et finit par embrasser un asiatisme qui, au nom du réveil de l’Asie, glissera vers l’expansionnisme colonial. Mais il faut bien comprendre qu’initialement, cette opposition au gouvernement des oligarques du Sud-Ouest, fédérée un temps sous la bannière assez large du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, put défendre à la fois les libertés civiques à l’intérieur du pays et réclamer plus de fermeté vis-à-vis de l’extérieur (Souyri 2016: 97-171).

20 Je ne peux faire ici l’économie d’une description minimale de l’intrigue. Le récit se fond vaguement dans la biographie de Shiba. Une première longue partie (volumes 1 à 10) correspond aux dernières années de son séjour aux États-Unis. La suite (volumes 11 à 14) s’inspire de sa tournée en Europe au service de Tani Tateki. Dans le dernier tome (volumes 15 et 16) consacré à la question coréenne, le rythme s’accélère, la période couvre de 1887 à 1895, et le temps du récit rejoint presque celui de l’écriture [5]. Tout commence donc en 1881 à Philadelphie, où Tōkai Sanshi fait la connaissance des trois personnages de fiction autour desquels le scénario se construit: les deux «belles» du titre, Yūran, une carliste favorable à la succession de Charles V au trône d’Espagne, et Kōren, une partisane du mouvement indépendantiste irlandais, ainsi que leur serviteur Ding Fanqing, un descendant d’un général de la fin des Ming, qui rêve de renverser la dynastie mandchoue. À partir de là, la narration suit les périples de Sanshi et ses amis à travers le monde. Ils rencontrent diverses figures historiques avec lesquelles ils discutent du combat pour l’indépendance de plusieurs petites nations. Fiction et réalité se mêlent pour nous transporter successivement vers la guerre d’indépendance des États-Unis, les luttes de succession en Espagne, l’Irlande sous le joug des Anglais, la division de la Pologne, l’unification italienne, le soulèvement des Égyptiens contre le gouvernement ottoman, la révolution hongroise, l’intervention française au Mexique, la guerre russo-turque, ou encore la résistance des tribus caucasiennes. Au fil des volumes, alors que l’intrigue se recentre sur l’Asie, la présence de Yūran et Kōren s’atténue, le récit perd en romanesque et ressemble de plus en plus à un plaidoyer en faveur de l’intervention japonaise en Corée.

21 La lecture du roman laisse une impression étourdissante tant les situations géopolitiques abordées abondent. Il faut dire que l’intérêt des Japonais pour les autres pays s’était grandement accru depuis l’arrivée des canonnières occidentales dans les années 1850. Les analyses des institutions étrangères qu’avait livrées Fukuzawa Yukichi après ses missions aux États-Unis et en Europe dans Seiyō jijō (1866-1870) étaient pénétrantes et novatrices. Mais son intérêt était resté fixé sur les grandes puissances: les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et la France principalement. Le jeu des grandes puissances était perçu par Fukuzawa et les autres penseurs de son époque à travers le prisme d’une conception évolutionniste de l’histoire des civilisations. Celle de François Guizot ou de Henry Thomas Burke, dont l’Histoire générale de la civilisation en Europe (1828) et la History of Civilization in England (1857-61) furent traduits en japonais respectivement en 1877 et 1879. Dans cette lutte de tous contre tous, on ne s’intéressait guère aux «perdants». Quelques années plus tard, Tōkai Sanshi pouvait livrer une vision plus nuancée de l’Occident. Pas seulement comme un bloc de puissances menaçant la souveraineté des nations extra-européennes, et, en la matière, ses exemples ne manquent pas d’exotisme pour l’époque (Mexique, Saint-Domingue, Libéria, Égypte, Madagascar, etc.), mais aussi comme un territoire traversé par des divisions internes où certains pays (l’Irlande, la Pologne ou la Hongrie par exemple) subissaient tout autant l’hégémonie des plus forts.

22 L’empathie de Tōkai Sanshi pour des partisans nationalistes exilés de leur patrie provient de son expérience de la guerre civile. Toutefois, si le roman semble un hymne à l’indépendance et à la liberté, il faut bien comprendre que Sanshi n’entend pas tant liberté au sens d’une extension des droits civiques (minken) que comme une forme de souverainisme, c’est-à-dire de renforcement de l’autonomie de l’État (kokken) face aux puissances étrangères [6]. Il ne manque pas d’attaquer le Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, dont la défense des libertés individuelles viendrait masquer l’urgence de la crise internationale. La Pologne lui offre un contre-exemple d’une nation qui «a mal compris l’idée de liberté, faisant de la liberté individuelle un principe au-dessus de tout, sans prendre conscience que la liberté que représente l’autonomie de l’État a davantage de valeur» (Ōnuma et Nakamaru 2006: 117 [vol. 3]). Ceci l’amène à conclure son premier long discours sur l’histoire récente du Japon par ce qui pourrait être le leitmotiv de tout le roman:«Aujourd’hui, un devoir impérieux nous commande d’étendre ne serait-ce que d’un pied le pouvoir de l’État vers l’extérieur du pays plutôt que d’accroître de dix pieds la liberté du peuple à l’intérieur» (ibid.: 77 [vol. 2]).

23 Sa conception de la souveraineté étatique possède deux particularités. Sur le plan économique, il défend le protectionnisme contre le libre-échange. De l’exposé sur l’histoire irlandaise, par exemple, ressort une vive critique des effets pervers du libéralisme prôné par l’Angleterre:

24

Une fois que ses frères et sœurs sur les quatre océans ont été amadoués par ses discours mielleux sur le libre-échange et qu’ils ont accepté son intervention pour s’ouvrir au commerce, ces pays (Turquie, Inde, Égypte, etc.) ont vu peu à peu leurs forces vives diminuer, la puissance de l’État s’épuiser, n’avoir d’indépendance plus que le nom sans les moyens de la mettre en œuvre, et année après année ils ont creusé leur déficit commercial en exportant leurs richesses, si bien que, sans avoir le nom de tribut, ce système n’en presse pas moins les peuples de leur sang et de leur sueur pour en faire don à l’Angleterre.

25 En second lieu, il conçoit la souveraineté d’un peuple comme un droit naturel, c’est-à-dire que toute nation aurait vocation à jouir de l’indépendance dans l’espace qui lui a été alloué par le Ciel:

26

Ce à quoi aspirent les patriotes irlandais au nom de la juste cause attribuée à chaque nation par le Ciel n’est rien d’autre que de se libérer du joug anglais, de recouvrer les droits, le patrimoine et les terres confisqués au peuple, de corriger l’injustice des corvées et des impôts excessifs, et de sauver enfin de la misère les petites gens noircies de boue et de charbon.

27 Néanmoins, à mesure que la focale du roman se resserre sur l’Asie et la question coréenne en particulier, Sanshi n’est plus si pressé de critiquer l’interventionnisme comme il le fait par exemple pour la France au Mexique et défend la vocation du Japon à accompagner ses voisins vers la modernité. La situation asiatique est longuement analysée dans le volume 9, publié en 1891 après le second voyage de l’auteur en Europe et aux États-Unis. On y trouve une carte qui résume bien sa vision: l’Asie (qui s’étend de l’Égypte au Japon) en blanc semble menacée de tous côtés par les puissances occidentales (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Russie) en noir. Devant ses amis, Sanshi prône le réveil de l’Asie, fédérée sous le leadership du Japon, déplore l’absence de héros capables de mener la lutte et rêve d’un ordre mondial tripartite (États-Unis, Europe, Asie). Au volume 10, ses thèses prennent une tournure plus franchement militariste. Il décrit l’intervention sino-coréenne en 1885 comme une «déclaration de guerre» et ajoute que, «depuis des années, pas un jour ne passe sans que la Chine fasse montre d’animosité et de jalousie envers le Japon» et que pour «extirper le mal à la racine […] il faut recourir à un traitement de choc» (ibid.: 475 [vol. 10]). Le paroxysme est atteint au dernier volume, publié après la première guerre sino-japonaise (1895-1896), quand Sanshi déclare vouloir aider la Corée à devenir indépendante par les armes, renverser le pouvoir royal, former une alliance réciproque, réviser les droits de douane, financer la modernisation des infrastructures, expurger l’administration des éléments prochinois, renforcer l’armée et la police, établir des lois et fixer un budget, et enfin: «diffuser la monnaie japonaise sur tout le territoire, remplacer intégralement les institutions et les mœurs millénaires, et y étendre l’influence bienfaisante de notre Empereur (kōka)» (ibid.: 607-608 [vol. 16]). On ne lit là rien de moins que le programme du colonialisme japonais à venir.

28 Ce glissement vers un asiatisme belliqueux a été fustigé par Maeda Ai d’une phrase assassine quand il a résumé l’œuvre à «une littérature qui incarne typiquement l’amalgame d’une éthique féodale de la loyauté et d’un nationalisme moderne fondé sur la rivalité entre puissances [7]». Il n’en reste pas moins que Kajin no kigū fit rêver ses contemporains, parce qu’il abordait les questions brûlantes de son temps: faut-il accorder plus de droits au peuple ou renforcer la souveraineté de l’État? Comment obtenir la révision des traités inégaux? Peut-on s’occidentaliser sans perdre son identité? Quelle place pour le Japon en Asie? La rhétorique fleurie du kanbun kundokutai y insuffla un héroïsme romantique incarné par des figures telles que Lajos Kossuth, Ahmed Urabi, Osman Pacha, Garibaldi, Chamil ou Toussaint Louverture.

29 D’emblée le roman politique tenta de fondre ses prises de position idéologiques dans une trame sentimentale. Faire d’une histoire d’amour le ressort dramatique d’une œuvre semblait déjà bien ancré dans la tradition littéraire et, en ce sens, Tsubouchi Shōyō ne fit qu’acter une tendance de fond quand il déclara, dans Shōsetsu shinzui, que l’objet premier du roman est le sentiment humain et que de tous les sentiments humains l’amour est le plus grand. Quant à Kajin no kigū, sa structure narrative dérive du modèle chinois des romans dits «de la belle et du lettré» (caizi jiaren xiaoshuo). Ce genre de fiction sentimentale très populaire sous les Qing met en scène les amours entre un jeune homme talentueux aspirant à passer les examens de fonctionnaire et une belle jeune fille souvent pauvre mais sensible et intelligente. Il crée une tension entre amour et ambition, qui se résout généralement par un mariage heureux. Sauf qu’ici, comme dans d’autres romans politiques, les personnages féminins partagent les aspirations des personnages masculins et, à la différence de nombre de récits de l’époque Meiji où l’on trouve un jeune intellectuel qui souffre de l’impossibilité de concilier vie intime et aspirations sociales (au choix Maihime [La danseuse] ou Ukigumo [Nuage à la dérive] par exemple), les deux pôles ne sont pas irréconciliables.

30 On sent bien, néanmoins, que le véritable enjeu ne tourne pas autour des amours de Tōkai Sanshi. En revanche, il est un autre sentiment qui traverse de part en part le roman et qui contribua à la réception positive de l’œuvre: l’indignation (kōgai). C’est du moins ce qui frappa son premier cercle de lecteurs. Et Shiba s’en inquiétait: «Les romanciers (haishika) objecteront qu’il manque d’histoires d’amour et de sentiments […] et que de bout en bout tout se résume à l’expression d’une vive indignation et au récit d’un courage tragique» (Ōnuma et Nakamaru 2006: 5 [préface au vol. 1]). C’est pourtant dans cette «colère si grande au point de devenir irrépressible» que Tani Tateki perçoit la motivation de Shiba (ibid.: 3-4 [préface au vol. 1]). C’est sa capacité à «s’indigner de l’état du monde» qui arrache des larmes à Gotō Shōjirō (ibid.: 104 [préface au vol. 3]). C’est «l’expression, sous le couvert d’un roman, d’un cœur empli de mécontentement» qui saisit d’émotion un autre commentateur non identifié (ibid.: 202 [postface au vol. 4]).

31 Alors, certes, Kajin no kigū ne correspond pas forcément à ce que l’on attend a priori d’un roman. L’indignation nous semble ressortir davantage du registre du pamphlet. Pour comprendre la place qu’elle avait dans la littérature sinisante du XIXe siècle et comment Sanshi a pu en faire le cœur de son roman, suivons une fois encore le cadre interprétatif proposé par Saitō Mareshi. La sensibilité littéraire véhiculée par les écrits en chinois classique oscille entre deux pôles: l’un renvoie à la figure du fonctionnaire (shijin), l’autre à celle du lettré (bunjin) (Saitō 2021: 157-161). Elle recoupe en partie la division entre espaces public et privé. Si le fonctionnaire met son savoir au service du gouvernement des hommes, le lettré se cultive par la pratique des arts et de l’écriture. Avant sa nomination à une charge, après sa retraite ou en dehors de son service, le fonctionnaire peut se penser en lettré. Idéalement, il y trouve une sorte d’équilibre. Pourtant, la poésie des fonctionnaires chinois qui exprimait leurs ambitions ou leurs frustrations politiques n’a jamais connu beaucoup de succès au Japon. Peut-être parce que le système des examens n’y avait pas cours et qu’on préférait la poésie des lettrés, qui cultivaient dans un idéal de retraite du monde une sensibilité quiète née du contact avec la nature, de l’amitié, voire de l’amour, mais détachée de toute idée d’effort, d’aspiration ou d’ambition.

32 Les troubles sociaux qui accompagnèrent le déclin du shogunat vinrent néanmoins s’immiscer dans cet idéal de retrait du monde. Matthew Fraleigh a justement fait remarquer que, par la diversité de ses formats, le large spectre de ses thèmes et la richesse de son vocabulaire, le poème en chinois apparut jusque vers les années 1880 comme un des modes d’expression littéraire les plus adaptables et les plus à même de traduire la sensibilité aux rapides changements des temps modernes (Fraleigh 2016b). Les jeunes patriotes (shishi) de la fin de l’époque d’Edo y confièrent leurs aspirations, réinjectant de nouvelles tonalités politiques et héroïques dans la littérature. Sakuma Shōzan en donne un exemple représentatif avec Napoleon-zō ni daisu (Portrait de Napoléon, 1854). Assigné aux arrêts domiciliaires, lisant une biographie de l’empereur exilé, il exprime dans ces 32 vers heptasyllabiques son indignation face aux maux de l’époque et son attente d’un sauveur charismatique pour le Japon.

33 Les poèmes en chinois de Kajin no kigū partagent cette même tonalité. Le tout premier par exemple (Ōnuma et Nakamaru 2006: 17 [vol. 1]) est composé par Tōkai Sanshi en visite à Bunker Hill, un lieu de mémoire lié à la guerre d’indépendance des États-Unis. Il met en regard, par l’effet de miroir créé par deux huitains hepta-syllabiques, la situation des États-Unis nouvellement indépendants avec celle d’un Japon qui paraît incertaine. D’un côté, les États-Unis sont érigés en modèle pour leur combat contre la tyrannie britannique, leur démocratie et leur protectionnisme. De l’autre, le Japon est décrit comme livré aux mains de politiciens incapables de laver l’affront infligé par les traités inégaux et fourvoyés par des thèses économiques préjudiciables à la balance du commerce extérieur, tandis que les vrais patriotes rongent leur frein. Le sentiment d’indignation qui donne au poème son mouvement intérieur se fond dans la mélancolie du voyageur, éloigné de son pays natal et privé de moyens d’action. Sanshi se réclame ici ouvertement de Lu You (1125-1210), le poète patriote par excellence, qui fut banni puis révoqué pour ses critiques répétées contre quelques dirigeants de l’Empire Song et qui chanta sans cesse son désir de repousser l’envahisseur jürchen.

34 Faire de l’indignation le moteur du roman n’était pas courant. En ce sens, Kajin no kigū innove. Il relève de la sensibilité du fonctionnaire qui exprime ses aspirations et ses frustrations à travers la littérature, mais il n’est pas pour autant dépourvu d’une sensibilité de lettré, surtout dans les premiers volumes. La visite de Sanshi aux «belles partisanes» dans leur cottage au bord du Delaware nous plonge dans l’atmosphère sereine de la bourgeoisie occidentale à l’heure du thé, tout en se teintant de la douce nostalgie des retraites d’ermite, chère à la tradition orientale. Elle tranche en tout cas avec les opinions politiques enflammées et les gestes héroïques évoqués longuement dans les conversations. Mais comme on l’a vu, la passion politique dévore peu à peu le texte de l’intérieur, qui en finit par oublier ses ambitions romanesques.

35 Revenons un instant pour conclure à Tokutomi Roka. Dans Omoide no ki, son alter ego, Kikuchi Shintarō, avait commencé à fréquenter à 11 ans l’école privée de Nishiyama Seizan où 80 à 90% de l’enseignement était consacré aux classiques chinois et un peu à la lecture de nouvelles traductions. Dans cet «univers parallèle complètement coupé de la société» (Roka 1901: 113) régnait une ambiance austère mais stimulante. Les mots comme «parlement», «liberté», «droits civiques» ou «parti politique», il les découvrait plutôt en parcourant les journaux et en écoutant les conversations entre adultes à la maison. Quand le cours de Nishiyama ferma deux ans plus tard, le protagoniste fut envoyé dans une nouvelle école où enseignait Komai Tetsutarō, un professeur d’anglais et de français. Contrairement à l’école confucéenne, celle-ci «avait laissé grandes ouvertes toutes ses fenêtres au vent de la société» (ibid.). On y trouvait les journaux qui étaient proscrits par Nishiyama, on y lisait le Contrat social de Rousseau, Saigoku risshihen remplaçait Confucius et Mencius, les histoires des civilisations européennes reléguaient aux archives les Mémoires historiques de Sima Qian. Komai aimait plus que tout citer les Vies parallèles de Plutarque. Dans les dortoirs, on l’a vu, les élèves se passionnaient pour les romans politiques.

36 Ces vignettes de la vie scolaire d’un jeune provincial au début des années 1880 saisissent bien les deux dimensions de l’espace discursif de l’époque. D’un côté, apparaît un continuum qui inclut la presse quotidienne, les traductions des penseurs des lumières japonaises et les romans politiques. Il s’y déploie le vocabulaire de la modernité qui porte l’espoir d’un renouveau. D’un autre, cet espace du moderne se pose en rupture avec le monde des études chinoises. La perception de cette fracture tient en partie à une illusion rétrospective. Elle fut rendue possible par l’émancipation du style kanbun kundokutai de son substrat de chinois littéraire, puis par la distinction opérée entre les écrits relevant du «national» et ceux appartenant au monde «chinois». Dans ce processus, le roman politique s’est trouvé un temps rangé du côté de la nouveauté.

37 Quand on parcourt les histoires de la littérature, le roman politique est en général traité avec les traductions d’œuvres de Scott ou Dumas, en raison de leur langue commune et d’un même sens du romanesque, mais il se trouve marginalisé par une vision de la littérature moderne qui s’est construite sur d’autres présupposés linguistiques et esthétiques. J’ai essayé ici de le sortir un peu de ce carcan, en montrant d’abord, avec Saitō Mareshi, qu’il faut le comprendre comme une extension de la tradition sinitique du fonctionnaire lettré. Si le goût lettré, c’est-à-dire une forme de désengagement esthétique de la société, a profondément pénétré le Japon jusqu’à la période moderne, en revanche, la sensibilité littéraire du fonctionnaire fut beaucoup moins valorisée. Le détour par la poésie en chinois a permis de saisir comment elle gagna en vigueur à partir de la fin de l’époque d’Edo, puis imprégna le roman politique. Elle ne semble guère avoir perduré au-delà chez les romanciers, Mori Ōgai mis à part, car il sut concilier jusqu’au bout sa carrière politique et son activité d’écrivain. C’est que le repli dans l’espace forclos de la scène littéraire (bundan), puis dans l’écriture de soi (shishōsetsu), semble avoir eu raison de l’ethos du fonctionnaire. Cela fait-il pour autant du roman politique un isolat sans descendance réelle? Si on le considère dans sa volonté d’agir sur le monde, on ne peut nier des continuités du côté du roman social de l’après-guerre sino-japonaise, de la littérature prolétarienne des années 1920, voire de la littérature de propagande des années 1930. Si l’on s’attarde sur sa conception du romanesque, qui fait la part belle à l’héroïsme et à l’aventure, il s’inscrit indéniablement dans le courant des grands romans populaires publiés en série, qui file de Hakkenden (La chronique des huit chiens, 1814-1842) à Daibosatsu tōge (La passe du Grand Bouddha, 1913-1941).

38 Kajin no kigū n’est peut-être pas tout à fait représentatif du genre. Certains traits en font une œuvre à part: une langue très sinisée, l’inclusion de poèmes en chinois, une dimension autobiographique, ses thèses souverainistes et peut-être aussi toute l’intrigue qui se déroule hors du Japon. Je l’ai choisi néanmoins parce qu’il montre de manière plus exacerbée les caractéristiques de l’espace discursif dont j’ai tenté de cerner les contours. Seule une description plus exhaustive de ces œuvres singulières des années 1870-1880 permettrait de nuancer le propos et d’ouvrir, peut-être, d’autres perspectives d’interprétation.

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Kajin no kigū, un roman politique dans l’espace discursif du Japon des années 1880 (2024)
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